Léopold II fait partie de la vérité dérangeante de notre identité

13 juin 2020
Assita Kanko

« Léopold II fait partie de la vérité dérangeante de notre identité. On ne peut dissimuler son histoire, mais on peut en parler. Dire la vérité, en toute honnêteté. » Tel est l’avis de l’eurodéputée Assita Kanko sur euronews.com

Je suis née au Burkina Faso. Mes grands-parents m’ont raconté leur vie pendant la période coloniale et mes jeunes parents m’ont répété ce que leurs parents leur avaient dit. J’ai grandi dans une société où la précarité de la démocratie découlait du système politique bancal qui a suivi le départ des Français.

Après la mort tragique de George Floyd, chacun d’entre nous s’est posé des questions difficiles sur ce que nous sommes et la façon dont la société qui nous entoure est apparue. Des sujets qui auparavant n’allaient pas au-delà des discussions de salon ou des débats au sein du monde académique ont pénétré la conscience collective avec l’effet d’une bombe, d’une façon jamais vue depuis les manifestations pour les droits civiques des années 1960.

La mort de George Floyd a mis le feu aux poudres après des décennies d’inégalité sociale et économique et de frustrations. Le mouvement, fruit de l’indignation et de l’injustice, est réapparu tel un phénix qui renaît de ses cendres. Il a soulevé des débats urgents sur les préjugés sociaux, l’abus de pouvoir et les failles en matière de soins de santé, d’enseignement et de police. Il a placé une question qui sommeillait depuis des générations au cœur des fils d’actualité, sur toutes les plates‑formes de réseaux sociaux et dans tous les journaux.

Les débats sur la meilleure façon de promouvoir l’égalité ont toujours eu un potentiel de division plutôt que de rassemblement. Alors que la majorité manifestait de manière pacifique, certains ont tenté de faire croire que tous les noirs étaient opprimés et tous les blancs privilégiés. Après que l’indignation s’est transformée en manifestations et les manifestations en colère et représailles, certains ont décidé que des têtes devaient tomber. Des statues, plus précisément.

Ils ont décidé que certains personnages historiques n’avaient plus leur place dans une version épurée et expurgée de notre histoire. Nos personnages historiques se sont retrouvés caricaturés sans la moindre nuance possible, alors qu’elle est indispensable pour bien comprendre notre histoire. Churchill se retrouve par exemple dans la même catégorie qu’un trafiquant d’esclaves et Léopold II au même rang que Pol Pot. Alors que j’écrivais ces quelques lignes, des dizaines d’agents de police devaient protéger une statue de Churchill afin d’empêcher qu’elle ne soit détruite. Ce n’est pourtant pas Churchill qui a ordonné le plus grand génocide de l’histoire ni poursuivi, aliéné et assassiné les noirs dans l’Allemagne nazie. Au contraire, il a contribué à y mettre un terme.

J’ai visité Auschwitz au mois de janvier. Je n’oublierai jamais le caractère oppressant de cette expérience : les tas de cheveux, les chaussures, ce froid perçant... J’y ai plus appris sur la perte, le sacrifice et la dignité humaine que dans n’importe quel livre d’histoire. J’avais beau connaître l’histoire d’Auschwitz, voir ces choses fut une tout autre expérience. J’ai compris que si certaines parties de notre histoire peuvent nous rendre mal à l’aise et nous faire horreur, voire nous faire douter de notre propre humanité, elles sont pourtant nécessaires.

Lorsque la bombe atomique a frappé le Hall de Promotion de l’Industrie de la Préfecture d’Hiroshima et son dôme, le bâtiment a conservé une partie de ses murs ainsi que la charpente en acier du dôme. Cette structure est rapidement devenue un symbole de destruction, de survie et de reconstruction. Et le bâtiment est aujourd’hui la principale attraction du Mémorial de la paix d’Hiroshima. « Ceux qui ne se souviennent pas du passé sont condamnés à le revivre. » Mais il ne suffit pas de nous souvenir, nous devons aussi pouvoir voir notre passé.

En ce qui concerne les personnages comme Léopold II, je comprends la frustration et la colère que suscite leur présence au quotidien. Je comprends que l’on cherche à éviter qu’ils ne soient honorés et que l’on préfère les condamner. Mais le risque serait d’expurger notre histoire de façon à ce qu’elle reflète ce que nous aurions voulu être plutôt que ce que nous avons réellement été.

On ne peut laisser la meute décider de ce qui est digne ou non de faire partie de notre histoire séculaire. Dans une société démocratique, ces décisions doivent découler d’un débat et d’un processus de réflexion collective. Détruire notre passé plutôt que de le contextualiser serait une erreur. Dans un monde à 280 caractères, le débat autour du mouvement Black Lives Matter requiert une certaine nuance.

L’histoire est complexe. Notre façon de nous comporter change et évolue avec le temps. À travers le prisme du présent, avec toutes ses avancées et le politiquement correct, nombre de nos personnages historiques, voire de nos héros, risquent de se révéler imparfaits. Allons-nous pour autant cesser de lire Voltaire, Shakespeare, Dickens ou Melati van Java ? Chaque jour qui passe, nous nous querellons sur le passé plutôt que d’essayer d’en saisir l’influence sur notre présent. Et nous ratons une occasion d’évoluer.

Au lieu de jeter de la peinture rouge sur la statue d’un homme dont la majorité ne connaissait pas même le nom il y a une semaine, nous devrions nous efforcer, en tant que société, de comprendre qui étaient ces gens. Nous devrions parler de la façon dont le roi Léopold a acquis une fortune de 220 millions de francs grâce au Congo et de l’Exposition universelle de 1958, au cours de laquelle des hommes, des femmes et des enfants congolais en habit « traditionnel » ont été présentés dans un enclos, comme un véritable zoo humain. Les génocides, les guerres et l’esclavage sont les faces les plus sombres de l’histoire du monde. Une histoire que nous ne devons jamais oublier, mais qui ne doit pas pour autant nous définir.

En tant que femme noire, je n’ai jamais accepté que l’on me définisse par des mots tels que diversité, inclusion et quotas. Je ne suis pas le produit d’une politique gouvernementale inadéquate, d’une ignorance historique ou de la haine en ligne. Je suis le produit de mon propre travail et de mon ambition, de la conviction de mes parents selon qui rien n’est impossible. Si nous attendons que les autres changent avant de changer notre propre vie, nous sommes condamnés à gaspiller nos forces et à ne jamais réaliser nos rêves.

Aucune statue ne pourra rien y changer. 

Nous devons apprendre à nos enfants que l’ambition et la tolérance sont les meilleures armes pour marquer de son empreinte cette quête de changement. Nous devons tous agir, nous battre pour ce qui nous paraît juste et contre le mal. Nous devons contribuer à créer un monde meilleur par la force de la positivité et du progrès. Vous voulez réellement rendre hommage à George Floyd (en tant que victime) ? Vous devez comprendre que nous serons plus efficaces en offrant tous une meilleure version de nous-mêmes.

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